Je viens de remplir un sondage en ligne [1] sur les parfums de luxe, leur image de marque, leur représentation publicitaire, l’effet produit sur moi. J’ai droit à un commentaire en fin de sondage. Je ne m’en prive pas.
« Ras le bol des publicités sexistes ! On peut vendre du parfum sans prendre les femmes pour des quiches bien dorées. »
Cela me fait plaisir de mettre ce genre de commentaire ; je crois même que c’est dans cette perspective de pouvoir exprimer ma résistance à l’ordre bourgeois, hétérosexiste et raciste (toutes les occasions sont bonnes à prendre) que ces sondages me sont réellement supportables, les bons d’achat n’y suffisant pas.
Mon commentaire m’amène à cette question : peut-on réellement vendre du parfum en sortant des représentations exacerbées du « féminin » ?
L’ordre bourgeois, hétérosexiste et raciste forme un tout pour nous placer chacun au cœur des mécanismes de domination et nous attribuer un rôle dans chaque segment de nos existences. Les représentations associées à cet ordre en sont un élément fondamental, notamment les représentations publicitaires, qu’il s’agisse de la lettre d’information d’un magasin de fort discompte [2] où les petites filles sont sous la tente avec des lunettes roses pendant que les garçons, en bleu, « stimulent leur créativité » dans une « maison de jeu » [3] ou de ces films publicitaires de grande marque de parfum où les femmes incarnent la sensualité, la soumission au désir de l’homme et l’objet de luxe (qu’elles sont, bien sûr).
Ces représentations sexistes [3] sont le ciment de la domination masculine et, de la même manière que celle-ci ne s’exprime pas que dans la publicité, la publicité n’est pas que sexiste. Elle est raciste aussi, homophobe, et stigmatisante à l’égard de toutes les différences (handicap, maladie, âge, mode de vie, idéaux minoritaires, etc.) et dresse le portrait d’un consommateur que la consommation rend heureux.
Aujourd’hui, la publicité ne vend plus des produits, mais des images valorisantes et les clés du bonheur. Elle est à ce titre un des plus forts appareils idéologiques [5] de l’ordre bourgeois, hétérosexiste et raciste. Ces images et clés sont pourtant tellement ridicules à force de pousser à leur paroxysme les rôles sociaux et les représentations associées que je me demande souvent comment cette méchante réclame peut faire « rêver ». C’est pourtant bien une des questions à laquelle j’ai dû répondre au visionnage des films ventant (oui, avec un « e » tant ils font du vent) les parfums. J’imagine également que la mère de famille qui fait ses courses dans mon magasin de fort discompte va acheter avec plaisir du rose passif pour sa fille et du bleu actif pour son garçon. N’est-ce d’ailleurs pas ce que veulent les enfants ?
Bien sûr, c’est ce qu’ils veulent. Faut-il pour autant le leur donner ?
L’éducation. Comment peut-on changer le monde si d’emblée les parents reproduisent les représentations et rôles qui font l’ordre bourgeois, hétérosexiste et raciste ? Beaucoup en ont conscience. Peu résistent. Faut-il ne pas avoir d’enfant pour croire qu’il est possible de résister ?
Je n’ai pas d’enfant.
Je crois possible de résister [6].
Comment ?
En proposant autre chose, quelque chose de plus attractif qu’une bouteille de soda, par exemple, quelque chose qui a bon goût tout en produisant du sens. On peut boire parce que l’on a soif. On peut aussi boire pour partager un moment ensemble, ou se faire plaisir tout seul et savourer l’instant. Qu’est-ce que je vais boire ? Un soda sorti du réfrigérateur ou vais-je tenter une nouvelle infusion racine de gingembre, citron vert et menthe fraîche ?
Créer.
C’est comme penser, c’est un acte de résistance. Il s’applique aussi à ce que l’on mange et à ce que l’on boit, à ce que l’on consomme, à ce que l’on décide de ne pas consommer, au rapport que l’on entretient aux objets, à leur accumulation, à leur usage.
Créer pour ne pas consommer, au moins des produits trop finis. Cela suppose de se former, bien sûr, ce que le collège faisait dans les années 70 : couture et travaux manuels (cartonnage, menuiserie, essentiellement) obligatoires, pour les deux sexes. Plus loin encore dans l’histoire de l’école, il y avait des cours de cuisine, pour les filles… Qu’importe, finalement ! La fin des apprentissages « pratiques » correspond bien au début de la consommation de masse : comment l’école pourrait-elle en même temps former des couturiers et des couturières et prendre sa part au sein de la fabrique de consommateurs des produits au rabais du Rana Plaza, ce vaste réseau institutionnel et commercial qui prend en charge les enfants dès le berceau [7] ?
De la même façon, depuis deux siècles et demi, dans tous les pays du monde, en Europe même, à chaque nouveau degré d’industrialisation correspond un renoncement à la fabrication maison ou artisanale. Le « prêt-à-porter », le « prêt-à-manger » et le « prêt-à-utiliser » sont tellement pratiques ! Ils sont en outre producteurs d’emplois, de richesse, de croissance… Et l’on revient à cette logique productiviste qui place chaque personne au cœur de la spirale de la production et de la consommation : le bon travailleur est un bon consommateur car la consommation est la récompense suprême, plus forte encore que l’argent dont l’accumulation valorise plus le banquier que son client.
Voici d’ailleurs ce qu’en dit le Credoc [8].
« Les phases successives du développement de la consommation de masse ont eu pour effet de faire reculer inexorablement le système de l’autarcie domestique et cela jusqu’au dernier pan hérité de ce système, le modèle de la femme au foyer. Que ce processus soit désiré – rechercher plus de revenus pour le foyer par désir d’accroître sa capacité de consommation – ou bien plutôt subi – travailler pour pouvoir envisager d’acquérir une voiture, un logement, ou pour pouvoir faire face à la rupture du couple – le résultat est le même. Si jusque dans les années 1960, le métier était adopté pour lui-même en fonction de la position sociale qui lui était associée, aujourd’hui, ce n’est pas le travail qui, pour les individus, est en soi attractif mais plutôt l’espace privé dans lequel s’épanouit la consommation. » [9]
Il ne s’agit bien sûr pas pour moi de valoriser le « bon vieux temps » ; j’imagine le Credoc encore moins ! Je ne pense pas que le monde était meilleur autrefois ni que les produits étaient meilleurs (en termes de goût et de sécurité alimentaire) ; ils présentaient peut-être l’avantage qu’au temps pris par chacun à les fabriquer ils en étaient d’autant plus appréciés. Est-ce plus vrai aujourd’hui qu’autrefois ? Cela reste à démontrer.
Je sais aussi que le travailleur est mis sous pression (temps de travail, contraintes de transports, notamment) pour que les « prêts-à » lui soient d’emblée une solution qui réduit, par exemple, le temps de préparation des repas [10], au profit d’un temps libre accru, temps libre largement passé devant la télévision [11] ou devant les supports numériques qui justement véhiculent ces représentations qui fondent la consommation comme source infinie de bonheur personnel.
La boucle est bouclée. L’ordre règne.